Al copete


Un été, il y a bien longtemps … puis quatre lascars issus du même quartier, toujours fourrés ensemble.
Encore des mômes, même si on n’a plus vraiment l’âge de jouer aux cowboys et aux indiens.
Dommage en un sens, car il fait si chaud que les prés alentours ressemblent de plus en plus aux paysages désolés de l’ouest américain qui peuplaient l’imaginaire de nos jeux d’enfants peu de temps auparavant, encore.
Alors, dès le matin, on saute sur nos « becsons », le mien c’est un torpédo trois vitesses que mon père a acheté d’occasion. Après l’avoir complètement démonté, je me suis écorché les mains à poncer le cadre au papier émeri pour le repeindre avec une vieille bombe couleur bleu ciel qui traînait dans le garage, celle dont mon paternel s’est servi pour réparer les griffes à l’aile gauche de sa Ford Taunus. Quelle gueule il a après ça, mon 24 pouces !
Puis, on va « Al copete » … on appelle cet endroit comme ça parce que sur la rive de l’Ourthe montant en pente douce se trouve un rocher surplombant la rivière. Pour on ne sait quelle raison, juste au dessous de celui-ci, l’eau semble plus profonde, caprice de la nature proposant ce plongeoir improvisé aux intrépides.
D’en bas, ce n’est pas bien impressionnant … pour le grand frisson, faut monter tout au dessus, al copete, et là c’est tout autre chose !

Pas loin de là, dans un vieux coffre rouillé planqué à l’ombre des taillis, on entrepose nos trésors : une bouteille d’un litre « Piedboeuf », un paquet de Johnson sans filtre que Giton a piqué à son père, un jeu de cartes et une vieille canne à pêche avec laquelle on n’a jamais rien pêché, mais on se dit que ça finira bien par arriver et que ce jour là, ce sera Byzance.

Cette fois là, je m’en rappelle comme si c’était hier, on jouait à la belote sur une vieille souche, avec une clope qu’on se passait tour à tour en aspirant de grands coups, et surtout pas question de tousser avant de la refiler au voisin ! Puis, je me rappelle aussi qu’on a vu la bande des « grands » qui passait par là, sur l’ancienne route. Avec eux, il y avait des filles et surtout, il y avait Christiane ! Qu’est-ce qu’elle était belle avec ses longs cheveux bruns et ses grands yeux bleus. Souvent, je l’observais à la dérobée, sans jamais oser lui adresser la parole … à cet âge là, deux ou trois ans d’écart, ça compte !

Et voilà le Gros Louis qui s’avance. Son passe-temps favori, c’est nous donner des coups, nous faire mal … faut dire qu’il en impose avec son corps d'homme déjà, ses grosses mains et sa petite moustache tout en duvet. Sauf que, dès qu’il a le dos tourné, avec mes potes on se fout de sa gueule, parce qu’il paraît que le gros Louis il en a une toute petite, c’est le grand frère de Julien qui nous l’a dit. C’est pour ça qu’entre nous, on le surnomme « la crevette ».
« Allez les marmots, on dégage » qu’il nous dit, « et par ici le paquet de clopes ».

Alors, je ne sais pas ce qui me prend, mais je saisis le paquet de Johnson que je cache derrière mon dos et tandis que je m’approche du gros, j’écrase tout dans ma main puis lui jette au visage en gueulant : « tiens les voilà tes clopes, la crevette ! » … il tousse, il éructe, le tabac dans les yeux, la bouche, mais sûr qu’après ça, je vais déguster. Ne voyant que cette issue sur le moment, j’escalade le rocher, avec l’autre, tout énervé, sur les talons. Je tremble de partout sans arriver à mettre une pensée derrière l’autre … puis arrivé au dessus, ne sachant plus que faire, je saute dans l’Ourthe en fermant les yeux …
La chute me parait une éternité, pendant un moment, je me dis même que je je vais mourir.
Puis l’eau amorti le choc et bien que j’aie touché le fond de mes genoux, je sors de là sans encombre, trempé de la tête aux pieds.
Le gros Louis, là au dessus, il a vraiment l’air con et ne sait plus trop comment réagir, mais comme je vois bien qu’il n’a pas l’intention de tenter le grand saut, je lui sors mon plus beau doigt, histoire d’enfoncer le clou, puis me barre en vitesse avant qu’il ne reprenne ses esprits.

Quelques jours plus tard, j’ai enfin osé parler à Christiane … un jour, je l’ai même reconduite chez elle en vélo sur mon « porte » … avec elle qui accrochait ses mains à ma taille … mais l’année d’après, elle a déménagé avec ses parents et je ne l’ai plus jamais revue. J’évitais le gros Louis, mais curieusement, il ne m’en voulait pas, quelque part, j’avais gagné son respect. Les années passant, je le voyais souvent traîner dans les cafés du quartier, toujours bourré. Il est mort très jeune. Je pense que son vieux le dérouillait, c’est pour ça qu’il avait tendance à vouloir reproduire le même scénario avec nous, mais dans le fond, c’était pas un mauvais gars. De mes trois potes, deux sont déjà allés le rejoindre … faudra qu’un de ces jours j’aille dire bonjour au seul qui reste, on boira un coup …

Alors aujourd’hui, tandis que soufflait ce vent chaud, porteur de souvenirs, j’ai enfourché mon vélo pour essayer de retrouver l’endroit. C’était pas évident, car tout est à présent recouvert de ronces et les renouées du Japon y poussent à qui mieux mieux … puis la vieille route à disparu et il y a de nouvelles constructions un peu partout, mais j’y suis quand même arrivé ! Avec difficulté, je me suis frayé un passage jusqu’au rocher, puis je l’ai regardé … « Merde » que je me suis dit, « mais il est tout petit ce rocher ! »

Puis je me suis rappelé … pour le grand frisson, faut monter tout au dessus, al copete, et là c’est tout autre chose …

Jean-Charles Cremers, Août 2018

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Né un 29 février


C’est quand même con d’être né un jour pareil ! Déjà, ton anniversaire n’arrive qu’une fois tous les 4 ans, et puis dès le départ, ça sous-entend des : «Non, mais quelle idée … encore un qui ne sait pas faire comme tout le monde ». Notez que je n’y suis pour rien … quoi que, au fond, peut-être ? Qu’en sait-on finalement ? Ensuite, ça amène des questions métaphysiques du genre : « et s’il n’y avait pas eu de 29 février cette année là, serais-je né quand même ? »

Et tandis que mercredi soir, je me préparais à fêter ça dignement sur le coup de minuit (ce qui paraît somme toute la solution la plus logique pour les années non bissextiles) en dégustant un baba au rhum de chez Crosset, je m’assoupis devant mon écran.

Réveillé en sursaut par le carillon de l’horloge du salon qui égrène les douze coups de minuit, j’ai la sensation qu’y a un truc qui cloche. Ce n’est qu’une impression, mais quand j’aperçois mon reflet sur l’écran mis en veille, je me trouve un drôle d’air. Machinalement, je clique sur la barre d’espace et … mon écran s’illumine en affichant la date du 29 février 1980 !!!

Merde alors, j’ai 16 ans ! Je me lève brusquement, ça me change tiens, déjà, je n’ai mal nulle part … puis je crève la dalle, je m’enfourne le baba d’une bouchée et tout en me dirigeant vers le frigo, je me dis que je vais pouvoir à nouveau bouffer et boire n’importe quoi, à n’importe quelle heure, en toute impunité … m’envoyer le « double spécial chipolata-merguez » du boulevard après une dizaine de bières pour terminer la soirée en beauté et m’endormir cinq minutes plus tard comme un ange.

Et comme on est jeudi, c’est répète avec mon groupe, je vais me baigner dans les décibels, frapper plein pot sur ma batterie sans ces putains de boules Quies et ces foutus sons de cornemuse qui me taraudent les oreilles depuis 25 ans. Je me sens à nouveau plein d’illusions face au monde qui m’entoure … je suis persuadé que l’amitié est éternelle, qu’un vrai pote, ça ne te trahit pas, ta gonzesse non plus d’ailleurs, et les deux ensemble ? ... non, ça c’est carrément impossible. J’ai retrouvé foi en l’avenir, je peux à nouveau croire aux beaux discours, vous savez, ceux qui vous expliquent qu’il y a les bons et les méchants et que la justice finit toujours par triompher, convaincu que le mec qui le prononce y croit dur comme fer lui aussi, d’ailleurs, je vais ressortir mon badge du Che, écouter les Pistols, Clash, Trust et cracher au monde ma révolte … au monde des adultes ... les projets sérieux, les trucs chiants ou ceux qui me font peur, ben je pourrai les remettre à plus tard, et si je veux parler à un pote, j’irai à la cabine téléphonique du coin avec une pièce de cinq francs ou j’enfourcherai ma mobylette pour aller chez lui.
Ce soir, je vais rentrer chez moi … ma mère me criera d’enlever mes chaussures tandis que je monte l’escalier et me demandera ce que je veux manger pour souper ……………….

Puis tout à coup, j’ai senti qu’on me secouait le bras… péniblement, j’ai ouvert un oeil, tout ankylosé que j’étais, la vue trouble, la bouche pâteuse, mal au crâne … l’horloge du salon marquait 6h30 et j’ai vu ma fille de six ans qui se tenait devant moi, elle regardait le baba qui trempait dans son jus, pas fier d’avoir passé la nuit sur la table du salon. « C’est quoi ça ? » qu’elle m’a dit … « un baba au rhum » que je lui ai répondu … « ah, c’est comme dans la bouteille là » a-t-elle ajouté en montrant la cuvée Diplomatico déjà bien entamée … « oui, tout à fait » lui ai-je dit enfin …

Puis je l’ai prise dans mes bras … puis j’ai fermé les yeux …

Jean-Charles Cremers, Fevrier 2018

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